Le contexte
- Une étude de la Banque de France révèle que près de 30 % des entreprises de charcuterie sont en difficulté financière.
- La perte de part de marché, tant en rayon qu’à l’international, est préoccupante. Les entreprises françaises font face à une concurrence accrue de pays comme l’Italie et l’Espagne, entraînant un solde de la balance commerciale négatif pour le secteur.
- La contractualisation entre producteurs et industriels pour garantir des prix stables et un approvisionnement fiable font partie des solutions mises en avant par la profession.
LSA - La dernière étude de la Banque de France confirme une situation alarmante du secteur de la charcuterie. Comment analysez-vous ces difficultés ?
Christiane Lambert - Cette étude, cofinancée par la Fict, Inaporc [Interprofession porcine, NDLR] et FranceAgrimer, fait un état des lieux. Les éléments qui en ressortent sont fiables puisque beaucoup d’entreprises ont été interrogées. Malgré leur forte résilience, la situation est sans surprise. Près de 30 % sont dans le rouge, c’est-à-dire qu’elles perdent de l’argent.
Quelles en sont les raisons principales ?
C. L. - Les entreprises de charcuterie ont été confrontées à une forte augmentation des charges, et il n’y a pas eu que l’électricité. Depuis ces deux dernières années, le Smic a grimpé de 13 %. Une nouvelle hausse anticipée de 2 % est intervenue au 1er novembre. Le prix du porc a été revalorisé, ce qui est très bien pour les producteurs qui avaient besoin de se refaire une santé. Mais pour les industriels, c’est compliqué de répercuter ces hausses auprès des distributeurs.
Depuis 2022 et l’inflation très forte, il y a eu cette petite musique alimentée par les médias généralistes mais aussi les pouvoirs publics sur le coût trop élevé de l’alimentation. Les distributeurs, « grands chevaliers blancs » de la baisse des prix et du soutien aux consommateurs, ont mis une pression très forte sur les entreprises qui n’ont pas réussi à passer les hausses dont elles avaient besoin. Pour l’illustrer, les hausses demandées sur l’ensemble des produits alimentaires étaient de 4,5 %, mais celle accordée en moyenne a été inférieure à 1 % lors des négociations commerciales 2024, selon le Médiateur des relations agricoles.
Les chiffres clés de la charcuterie
- 9Mrds € : le CA 2023 de la charcuterie en France
- Plus de 70 % des produits fabriqués sont vendus en GMS
- Plus de 400entreprises
- 96 % de TPE et PME
- 31 777 salariés travaillent dans les entreprises françaises de charcuterie
- 75 % : la part de la production porcine française transformée en produits de charcuterie-salaison
- 85 % : la part de l’approvisionnement en porc d’origine France
Source : Fict, rapport d’activité2023
Quid des conséquences pour le secteur ?
C. L. - Une des premières conséquences, c’est la perte de terrain en rayon et à l’international. Nos compétiteurs foncent. On l’a bien vu au Sial [Salon international de l’alimentation, qui s’est tenu du 19 au 23 octobre à Paris, NDLR]. L’Italie et l’Espagne se sont montrés en force. L’Allemagne exporte aussi beaucoup vers la France. Résultat, le solde de la balance commerciale est négatif, à - 898 millions d’euros en 2023, alors qu’il était à l’équilibre en 2000.
Nos exportations ont pourtant augmenté. Mais quand, autrefois, on avait en rayon un produit sur dix qui venait de l’étranger, c’est maintenant un produit sur cinq. Seulement 8,7 % du CA du secteur est réalisé à l’export. Malgré les efforts de Business France, la politique de promotion est plus forte et plus percutante en Italie et en Espagne qu’ici. En ce moment, on a tous en tête les menaces de représailles de la Chine concernant les voitures électriques. C’est une épée de Damoclès qui pourrait encore dégrader la balance commerciale du secteur.
Que redoutez-vous ?
C. L. - Tous secteurs confondus, les faillites d’entreprises ont fait un bond. Celles de l’agroalimentaire sont aussi concernées par ces contre-performances, et la fin des aides publiques, concernant le Covid et l’énergie, va poser des problèmes à un certain nombre d’entre elles. Cela nous préoccupe beaucoup. Avec plus de 100 000 personnes employées, le secteur « viande et préparation à base de viande » est le premier de l’industrie agroalimentaire en France en termes d’effectifs. Nous sommes percutés de plein fouet par les sujets sur l’emploi.
Nous suivons de près les débats à l’Assemblée sur le coût du travail et ce qui pourrait porter un coup à l’apprentissage. Le climat est anxiogène, car le coût du travail augmente et celui de l’énergie se maintient. Il y a certes un tassement du prix du porc. Cependant, les industriels de la charcuterie n’achètent pas des porcs mais des pièces qui, elles, restent chères.
Certaines entreprises sont-elles plus exposées que d’autres aux difficultés ?
C. L. - Les problèmes de marge, de trésorerie et donc la capacité à investir les concernent toutes. Mais d’après l’étude de la Banque de France, celles qui emploient plus de 250 salariés ont été les plus touchées en 2022, avec un taux de marge nette sur chiffre d’affaires qui était même négatif. Cette situation s’est réajustée. Mais sur deux ans, et si l’on considère l’ensemble du secteur, la baisse moyenne des marges nettes est de 65 %, ce qui est considérable et s’est traduit par un recul de 33 % des investissements en deux ans. Notre outil industriel est en train de s’affaiblir dans un contexte de concurrence européenne qui s’intensifie, alors que les défis de transition écologique doivent être relevés.
On attend des distributeurs une attitude constructive, de la reconnaissance et aussi de la transparence. Autrement dit qu’ils cessent de contourner les lois Egalim, comme ils l’ont trop fait ces dernières années.
Christiane Lambert, présidente de la Fict
Vous êtes agricultrice, à la tête d’une exploitation porcine. Aussi ex-présidente de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles pendant cinq ans. N’est-ce pas compliqué de défendre à la fois les intérêts des uns et des autres ?
C. L. - En tant que présidente de la FNSEA, j’ai toujours défendu l’ensemble de la filière. Nous nous sommes battus pour que la matière première agricole soit sanctuarisée. Mais nous nous sommes aussi battus aux côtés de l’Ania, de la Feef, de Pact’Alim et de la Coopération agricole pour que la hausse des matières premières industrielles et les coûts des entreprises puissent être répercutés. Il ne peut pas y avoir d’agriculture forte sans industrie forte ; il ne peut pas y avoir d’industrie forte sans agriculture forte.
Face à la crise, quelles solutions pourraient-elles être mises en avant ?
C. L. - Il est nécessaire que les entreprises retrouvent de la compétitivité, avec un allégement des charges qui les pénalisent face à leurs concurrents. Il faut aussi des négociations commerciales plus équilibrées permettant de tenir compte des besoins tarifaires des fournisseurs. Enfin, le sourcing est important. Il faut insister sur l’origine France, et, pour cela, travailler plus sur la contractualisation entre acteurs dans une vision pluriannuelle. Cela doit être un élément rassurant pour les éleveurs, mais aussi pour les industriels qui ont besoin de visibilité à moyen et à long terme.
Les entreprises adhérentes à la Fict ont besoin d’avoir une garantie d’approvisionnement, mais aussi des fourchettes de prix. Les hausses et les baisses successives, ce n’est bon pour personne. Cela suppose un changement d’état d’esprit. Parce qu’elle a beaucoup souffert lors de la très grave crise de 2021-2022, la jeune génération de producteurs se montre davantage ouverte sur le sujet de la contractualisation.
En 2023, le cheptel porcin a perdu 1 million de bêtes, entraînant une baisse des abattages de 4,9 %. Est-ce inquiétant ?
C. L. - Ces deux dernières années ont été favorables aux producteurs de porcs. Malgré cela, et parce que les années antérieures ont été très éprouvantes pour les éleveurs, il y a eu des arrêts. Les exploitations dans lesquelles il n’y a pas eu d’investissement et qui n’ont pas pu être modernisées n’ont pas été reprises. Je le redis, le phénomène de yo-yo n’est pas favorable à la pérennité et à la résilience des entreprises. Le taux d’autoapprovisionnement de la filière porcine doit remonter à 103 %. En juin, il était à 99,4 %, selon Agreste. On ne peut pas rester avec un décrochage de la production. C’est dangereux pour tous les maillons de la filière.
En Espagne, l’industrie domine très largement la production porcine. Est-ce que ce modèle basé sur l’intégration pourrait être une piste de réflexion ?
C. L. - Les modèles français et espagnol sont très différents. En Espagne, par le passé, la production porcine s’est développée en faisant fi des problématiques environnementales. En France, les réglementations sont respectées par les éleveurs et les obligations vont crescendo. On en est au huitième plan d’actions relatives aux nitrates ! À vouloir toujours faire mieux dans le domaine environnemental, on a mis en péril les exploitations familiales. Transposer le modèle espagnol en France est impossible. Il faudrait trouver des communes qui acceptent d’installer des exploitations de 5 000 à 10 000 truies. C’est inimaginable. Pourtant, c’est bien avec les Espagnols que nous sommes en compétition.
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Les négociations commerciales ont démarré. Qu’attendez-vous des distributeurs ?
C. L. - On attend une attitude constructive de leur part, et aussi de la reconnaissance. Il faut que les industriels puissent avoir des activités profitables et rémunératrices afin que les producteurs puissent être bien payés. Cela suppose de pouvoir passer les hausses dont ont besoin les industriels. Mais les regroupements à l’achat qui s’opèrent n’augurent pas d’une volonté de meilleure posture dans les négociations commerciales.
À la tête des Mousquetaires, Thierry Cotillard a dit sa volonté de voir les produits à forte matière première agricole exclus du périmètre des centrales d’achats européennes. Le dire c’est bien, le faire c’est mieux : on jugera sur pièces ! On attend aussi des distributeurs de la transparence, autrement dit qu’ils cessent de contourner les lois Egalim comme ils l’ont trop fait ces dernières années. Notre activité est ancrée dans les territoires. La terre n’est pas délocalisable. Je ne peux pas installer ma porcherie de l’autre côté de la Méditerranée ou ailleurs. Les PME de la Fict, non plus. Il faut donc continuer à faire de la pédagogie sur la construction du prix des produits alimentaires.
Des acteurs du secteur sous pression
Les entreprises de charcuterie subissent une forte tension. C’est ce qui ressort de la dernière étude de la Banque de France datantde cette année. Elles souffrent particulièrement de l’incapacité à répercuter les hausses de coûts de production, liées notamment à l’augmentation des prix du porc, de l’énergie et des salaires. En deux ans, le taux de marge nette a chuté de 65 %, passant de 2,6 % en 2021 à seulement 0,9 % en 2023. Déjà fragile, la situation s’aggrave, alors que 30 % des entreprises du secteur affichent un résultat net négatif, contre 25 % en 2022.
En 2023, leur trésorerie nette représente à peine quinze jours de chiffre d’affaires, soit une baisse de moitié par rapport à l’année précédente. En parallèle, les investissements se réduisent considérablement, avec un taux en repli de 33 % en deux ans. Cette réduction des investissements fragilise davantage la compétitivité du secteur face à ses concurrents européens, sachant qu’une référence de charcuterie sur cinq est désormais importée. L’étude de la Banque de France souligne également des perspectives peu rassurantes pour cette année. Les montants cumulés des incapacités à payer dans le secteur ont explosé au premier semestre 2024, dépassant largement ceux de 2023, et sont quatre fois supérieurs à ceux de la même période en 2022.
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Source : Banque de France, 2024
La Fict appelle à un rééquilibrage des marges entre distributeurs et industriels. Pourquoi ?
C. L. - Selon le rapport de l’Observatoire de la formation des prix et des marges en 2024, le rayon charcuterie affiche un taux de marge nette six fois supérieur à la moyenne des autres rayons en 2023. Nous nous réjouissons de voir que nos clients gagnent de l’argent avec nos produits. C’est le souhait de tous les fournisseurs, je pense. Mais il y a une distorsion énorme entre les marges générées aujourd’hui par les entreprises de charcuterie qui se sont effondrées et les marges nettes réalisées par les distributeurs avec le rayon charcuterie. Elles sont passées de 400 millions en 2020 à 600 millions d’euros en 2022.
Le rayon charcuterie est devenu la vache à lait des distributeurs. C’est invraisemblable ! Cette progression contraste avec la dégradation forte des résultats des entreprises de charcuterie. C’est pour cette raison que nous appelons effectivement à un rééquilibrage des marges entre les industriels et les distributeurs.
Malgré tout, les produits de charcuterie restent ancrés dans le quotidien des Français. Comment doivent-ils évoluer pour répondre à l’attente des consommateurs ?
C. L. - Les modes de consommation ont beaucoup changé depuis le Covid. Les lieux d’achat évoluent aussi énormément. Le sandwich dans la boulangerie de quartier a pris le dessus. Pour la consommation à domicile, on se tourne vers les hypers et les supermarchés. Dans tous les cas, on cuisine moins, ce qui est plutôt favorable au développement du marché, dont on retrouve les produits sur les planches apéritives ou en snacking. Mais, je le redis, une entreprise qui enregistre de faibles marges n’a pas les moyens d’investir et d’innover.
La Fict se dit-elle favorable au Nutri-score ?
C. L. - La Fict demande plus de pédagogie sur le Nutri-score et prône un Nutri-score recette. Une saucisse de Morteau avec des lentilles est classée verte, alors qu’une saucisse de Morteau est classée rouge. La France est vilipendée à Bruxelles. Les autres pays ne comprennent pas que l’on défende ce système d’étiquetage qui n’est pas adapté à bon nombre de produits. De plus, les règles doivent être européennes et pas nationales avec 27 versions du Nutri-score.
Que représentent les produits sans nitrites sur le marché de la charcuterie ?
C. L.- La dernière étude, il y a deux ans, estimait à 7 % le poids du sans-nitrites sur le marché global. Mais d’une catégorie de produit à l’autre, il peut peser bien plus lourd. C’est le cas notamment sur le segment des jambons cuits pour lequel l’offre s’est beaucoup développée.
Les Français attachés aux produits de charcuterie
Le sixième baromètre de consommation des produits de la charcuterie, réalisé en juillet pour le compte de la Fict auprès d’un panel de plus de 100 000 internautes, met en évidence l’attachement des Français pour les saucissons, pâtés, jambons, etc. Environ 44 % des consommateurs associent spontanément lacharcuterie à des notions positives, comme le plaisir (44 %) et la praticité (50 %).
Près de 50 % en consomment au moins une fois par semaine, confirmant son importance dans le quotidien. Concernant les critères d’achat, 87 % valorisent la fabrication en France et 87 % l’origine française de la viande. Cependant, les attentes évoluent : 85 % préfèrent les produits sans nitrites lorsqu’ils sont disponibles, tandis que 77 % souhaitent moins de sel et 88 % moins d’additifs, illustrant une sensibilité accrue aux enjeux de santé.
Pratiques et sources de plaisir
Part des répondants ayant indiqué qu’ils étaient tout à fait d’accord ou assez d’accord avec les propositions suivantes pour les produits de charcuterie, en %
Source : 6e baromètre de consommation des produits de la charcuterie réalisé pour la Fict (1 003répondants), juillet2024
Les efforts de la profession se poursuivent-ils pour réduire encore la teneur en nitrites ?
C. L. - La profession n’a pas attendu Bruxelles pour se pencher sur le sujet. En Europe, le seuil de nitrites autorisé est fixé à 150 mg par kilogramme de charcuterie. Depuis 2016, ce seuil a été ramené à 120 mg/kg par les industriels français réunis au sein de la Fict et, en 2023, une nouvelle baisse moyenne de 20 % des nitrites dans les produits de charcuterie a été réalisée. Les teneurs françaises sont ainsi 40 % inférieures aux teneurs européennes en vigueur. Il faut saluer ces efforts, mais garder aussi à l’esprit qu’ils contraignent énormément les entreprises dans les processus de fabrication mis en place, alors qu’un produit de charcuterie sur cinq en rayon est fabriqué à l’étranger et n’est pas soumis aux mêmes réglementations.
La Fict fête ses 100 ans. Quel rôle majeur reconnaissez-vous à la Fédération pour défendre les intérêts de ses adhérents ?
C. L. - C’est un bel anniversaire. En 1924, dans une France détruite, les charcutiers ont décidé d’unir leurs forces. Il fallait un certain courage pour lancer, à l’époque, une telle initiative. La Fict a toujours travaillé pour l’accompagnement de ses entreprises. Plusieurs dates importantes en témoignent. Le code des usages, qui définit précisément ce que sont les produits, remonte à 1969. Le premier guide de bonnes pratiques d’hygiène, lui, est né en 1993.
L’adhésion de la Fict à l’Inaporc date de 2002. Cela fait vingt-deux ans que les industriels inscrivent leur développement dans une démarche interprofessionnelle. Dans ce contexte économique si complexe, cette démarche prend tout son sens. En 2009, les entreprises de la Fict se sont engagées dans des pratiques durables, et elles ont avancé dans le domaine de la nutrition dès 2010, preuve de leur modernité et de leur connexion aux grands enjeux du siècle.
L'article est issu de l'édition du 28 novembre 2024
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